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De pied en cap

Sans titre

La station debout distingue l’homme de la plupart des animaux. Ce n’est pas la seule chose : la raison également. Et le rire si l’on en croit Rabelais qui affirmait :

« Mieux est de ris que de larmes écrire

Pour ce que rire est le propre de l’homme. »

Donc, la marche et la raison. La tête et les jambes, en somme.

Il y a environ un demi-siècle, Roland Barthes écrivait : « Marcher est peut-être –mythologiquement – le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale suppriment d’abord les jambes, que ce soit par le portrait ou par l’auto. » [1]

Le langage le confirme : à la tête (siège de la raison) sont associées des locutions mélioratives tandis que les pieds n’ont droit qu’à des expressions quelque peu dépréciatives. Mieux vaut être « à la tête » d’une entreprise qu’ « aux pieds » de quelqu’un ; un homme (ou une femme) « de tête » plutôt que « bête comme ses pieds » ; celui qui « tient tête » (pourvu que cela ne le conduise pas à avoir « la grosse tête ») plutôt que celui qu’on met « à pied » ; le concurrent qui « vire en tête » plutôt que celui qui se comporte « comme un pied ».

La religion, la politique, la tradition enfoncent le clou. Combien répandue en effet est la métaphore du corps social définie par Platon. La bonne cité est celle où les philosophes commandent parce qu’ils détiennent sagesse et raison, où les guerriers défendent et où les artisans travaillent. À cette cité juste correspond, réduite à l’individu, l’âme juste : la raison y domine sur le courage et les passions. On pense bien que l’Église s’est allègrement emparée de cette image en déclarant l’âme immortelle et infrangible et le corps mortel, voué à la putréfaction, au pourrissement, à la putrescence. Elle confirmait ainsi, par métonymie, le rapport hiérarchique institué bien avant elle entre la tête et les pieds, la pensée et la marche, le haut et le bas, l’éther et la glaise.

Certes, la mens était d’autant plus sana qu’était sano le corpore qu’elle habitait, mais de Socrate à Abélard, de Montaigne à Rousseau, de Nietzsche à Sartre, durant vingt-quatre siècles au moins d’humanité, c’est la raison et l’esprit qui ont primé, pour lesquels on a combattu, jusqu’à instituer l’Enseignement Laïque et Obligatoire. Il n’y a pas si longtemps encore (suivant une échelle de temps dont le zéro serait la naissance de l’Univers, ou de l’Homme, ou de l’Écriture, ou de l’École Publique), il y a une éternité pour mes élèves qui me voient en contemporain de Victor Hugo, ou Voltaire, ou Chrétien de Troyes, ou Homère, l’adjectif « intellectuel » était connoté positivement. On admirait celui qui pensait, on le jalousait parfois, on pouvait en parler avec une agressivité légèrement envieuse, tenter de se donner les moyens de le rejoindre ou, faute de mieux, d’obtenir son Certificat d’Études.

Aujourd’hui, le pied prend sa revanche.

Contrairement à ce qu’observait encore Roland Barthes il y a un demi-siècle, on ne supprime plus les jambes, le pied ne se cache plus. En effet, nos élèves ont de nouveaux maîtres à penser – Ibrahimovic, Cristiano Ronaldo, Pogba –. dont le cerveau est logé quelque part entre les os métatarsien et naviculaire. Nos élèves suivent les commentaires souvent inspirés et originaux, toujours éclairants et enrichissants d’après-match (« Ça s’est joué sur des détails. », « La moindre erreur se paie cash. », « Quand ça veut pas, ça veut pas. ») avec beaucoup plus d’intérêt que les vaines tentatives de leurs professeurs de leur faire entrevoir la finesse du raisonnement d’auteurs désuets qui ne connaissaient même pas le téléphone cellulaire. Il faut dire que, souvent, lesdits raisonnements s’étalent sur plusieurs lignes, voire sur une page entière et n’ont donc pas la perfection lapidaire du haïku footballistique :

« On savait avant le match

que tout se jouerait

chez eux lors du match retour. »

Le pied a donc pris sa revanche : désormais l’intellectuel n’est plus celui qu’on envie mais celui qu’on fustige, qu’on raille, qu’on va parfois jusqu’à brimer. Revanche éclatante, complète puisque le pied est monté jusqu’à la tête pour en prendre possession. Intérieurement, nous l’avons vu, en offrant quotidiennement à notre jeunesse des pensées profondes nourries à l’herbe verte des stades et à l’engrais des cris des supporteurs. Mais extérieurement aussi puisque le signe ostentatoire d’appartenance qu’arborent nos élèves sur leur crâne est l’affriolant catogan de Zlatan, la crête blondelette de la Pioche [2] ou le brushing surgelé du Comandante.

Christian Bouchet

 

[1] Roland BARTHES, Mythologies, éditions du Seuil, 1957.

[2] Si certains l’ignoraient, « la Pioche » est le surnom que ses coéquipiers de l’équipe de France ont donné à Paul Pogba.

 

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